#6.
Trois pratiques essentielles pour des entretiens plus sûrs

COMPRENDRE EN QUOI VOTRE PROPRE BIEN-ÊTRE ÉMOTIONNEL FAIT ÉGALEMENT PARTIE DE L’ÉCHANGE.

L'exposition à la brutalité peut avoir un impact émotionnel sur les professionnels des médias. Prendre soin de soi est un devoir que vous avez envers vous-même et envers vos sources.

Couvrir les CRSV est un travail épuisant sur le plan émotionnel, qui comporte des risques personnels pour les professionnels des médias travaillant dans des environnements dangereux et instables. Vous pourriez être enclin à ne pas tenir compte de votre propre détresse parce que son ampleur ne semble pas pertinente par rapport à ce que vivent les survivants. Néanmoins, sachez que ces impacts fractionnaires peuvent s'additionner et s'accumuler au fil du temps, devenir problématiques, et avoir des répercussions potentielles sur la façon dont vous interagissez avec vos collègues et avec les survivants. 

Être amené à faire à une source vulnérable des promesses de soutien émotionnel ou pratique que l'on ne pourra pas tenir est un exemple de ce qui peut arriver lorsqu'un journaliste ou un réalisateur est submergé par les contenus sur lesquels il travaille. Ainsi, n'hésitez pas à aborder les problèmes avec les autres, suivez une stratégie délibérée de bien-être personnel et soyez clair sur ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire pour aider les autres. 

Audre Lourde, la militante noire américaine des droits civiques, a écrit un jour : 

« Prendre soin de moi, ce n’est pas du nombrilisme. C’est de l’auto-préservation… »

Le fait de couvrir les CRSV implique d’affronter et de donner à voir certaines des choses les plus dérangeantes que des êtres humains puissent faire à d’autres. Les journalistes ont tendance à ne pas consacrer beaucoup de temps à l’importance de prendre soin de soi-même et de la sensibilisation aux traumatismes, alors même qu’il s’agit là d’un thème clé aux dires des cliniciens et autres personnes travaillant sur le traumatisme. 

Ne vous y trompez pas, les journalistes et réalisateurs qui choisissent de couvrir ces sujets ont tendance à être des individus motivés et très résilients. Cette ligne de travail comporte néanmoins des risques élevés d’épuisement professionnel, de dépression, de toxicomanie et de stress post-traumatique.[aMême là où les impacts sont moins graves, la difficulté que nous pouvons avoir à digérer le contenu traumatique de notre travail peut avoir des répercussions sur des sources déjà vulnérables.

L’empathie, un échange à double sens

La capacité à établir un lien empathique avec les autres et à évaluer où ils en sont émotionnellement est une qualité essentielle pour être un intervieweur efficace. C’est grâce à l’empathie que nous créons des espaces dans lesquels les personnes se sentent suffisamment comprises et en sécurité pour partager leurs expériences. C’est aussi par ce biais que nous comprenons ce qui compte dans une histoire : en essayant de voir les choses en se mettant à la place de quelqu’un d’autre. 

L’empathie ouvre une connexion à double sens entre l’intervieweur et l’interviewé, créant ainsi une voie pour l’échange. En tant qu’intervieweur, vous pouvez parfois vous retrouver à assumer les sentiments des autres sans être pleinement conscient de ce qui se passe. Les émotions fortes, comme la honte, l’impuissance et la peur, peuvent toutes être contagieuses. Et cette contagion peut se faire de façon subtile et difficile à entrevoir. Il n’est pas rare que les journalistes se sentent soudainement déprimés après une interview déchirante. 

De même, le fait d’entendre ou de lire des témoignages répétés sur la façon dont des personnes sont attaquées ou torturées peut provoquer l’apparition de pensées et d’images intrusives à des moments inattendus. Ces effets sont généralement à court terme et relativement légers, et dans une certaine mesure, sont plutôt liés au contact avec le terrain, mais peuvent avoir des conséquences sur la santé mentale s’ils s’accumulent au fil du temps et finissent par s’ancrer. Ce phénomène est appelé traumatisme vicariant ou secondaire, et figure parmi les impacts potentiels liés au fait de faire l’expérience directe de la violence ou d’en être témoin.

Être entraîné dans la détresse des autres

Il existe une théorie selon laquelle les journalistes ne devraient jamais s’impliquer émotionnellement. Bien que ce soit une idée intéressante, la réalité est toute autre. Il est fort probable qu’à un moment donné, vous ressentirez un fort sentiment d’inquiétude et le désir d’aider. Si cela se produit, il est essentiel que vous soyez au clair concernant vos limites en tant que journaliste et ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire en termes de soutien. Les limites peuvent se brouiller, de différentes façons, qui toutes vous desserviront : 

  • Vous pouvez vous sentir attiré vers une orientation moins professionnelle et plus amicale. Le désir d’aider est compréhensible, mais il est également irréaliste si vous n’êtes pas en mesure de remplir ce rôle. Le danger réside dans la construction de faux espoirs de soutien émotionnel et matériel continu, de promesses que l’on n’a pas la capacité de tenir. Rappelez-vous qu’on peut facilement, et sans s’en rendre compte, risquer d’apporter un espoir aux gens. En cas de traumatisme, les sentiments forts comme l’attachement et la trahison s’infiltrent de façon insidieuse. Il est tout à fait possible d’être pleinement humain et éthique sans se comporter en ami. 
  • Vous avez peut-être une expérience personnelle de la violence sexuelle. Vous pouvez, dans ce cas, disposer d’un précieux discernement, mais cela peut également vous placer dans une situation où vos expériences viennent s’entremêler avec celles de votre source, vous amenant à perdre de vue l’autre en tant qu’individu distinct et unique.
  • Vous risquez de tomber dans le piège qui consisterait à croire que l’entretien est forcément une expérience thérapeutique, cathartique, ou stimulante pour votre interviewé, d’une manière ou d’une autre. Il est vrai que les survivants trouvent souvent du réconfort en parlant et que parler peut aider les personnes à mettre de l’ordre dans une expérience déroutante et douloureuse. Toutefois, en tant que professionnel des médias, vous n’avez aucun moyen de le garantir. Dans la communauté humanitaire, c’est ce que l’on appelle le syndrome du sauveur, et cela peut être extrêmement problématique. 

La difficulté à gérer ses réactions personnelles peut affecter les entretiens. Par exemple, si l’on se sent frustré que les personnes n’en fasse pas plus pour s’aider elles-mêmes, ou si l’on commence à classer la souffrance des autres en estimant que seule la peine la plus extrême peut être considérée comme digne d’attention.

Que faire de tout cela ?

La solution n’est pas de ne plus faire preuve d’empathie ou de perdre de vue le sentiment de mission. Étouffer artificiellement ses réactions personnelles n’aide en rien. En outre, les deux réactions sont des composantes de la résilience. Considérez plutôt l’empathie comme un muscle auquel un repos stratégique bénéficie. Le temps passé loin du travail apporte de la perspective et de l’espace, pour se ressourcer et prendre ses distances avec les contenus déchirants. Se reconnecter aux dimensions les plus positives de la vie est vital. Voici quelques éléments qui peuvent vous aider : 

  • Intégrez à votre journée des activités qui vous permettent de vous éloigner des contenus déchirants (et de tout ce qui vous rappelle le travail en général). Un passe-temps immersif, la lecture d’un livre, etc., tout ce qui vous fait oublier le sujet. La pleine conscience est une autre option qui fonctionne pour beaucoup.
  • Programmez-vous des pauses et des moments de repos réguliers. Nous avons la capacité de digérer beaucoup plus efficacement les contenus pénibles lorsque nous ne sommes pas fatigués. 
  • Maintenez l’équilibre du corps. L’exercice, les étirements, les exercices de respiration, un sommeil adéquat, une bonne alimentation : voici des moyens efficaces de se libérer de l’effet de resserrement et d’engrenage lié à l’accumulation du stress. 
  • Abordez les problèmes qui vous troublent avec un collègue, un mentor ou un ami. Parfois, il est difficile de voir les choses clairement sans une caisse de résonance. Si vous êtes le collègue auquel quelqu’un s’adresse, faites preuve d’une écoute efficace plutôt que de vous précipiter à résoudre ce dilemme avant même d’avoir eu l’occasion de l’examiner. Le fait de tenir un journal ou d’écrire pour soi peut également aider. 
  • Restez en contact avec la nature. Beaucoup de gens trouvent cela particulièrement utile. 
  • Adoptez une attitude positive face aux erreurs. Si les choses tournent mal, engagez-vous à tirer les leçons des accidents et des mauvaises décisions plutôt que de les répéter. 

Une grande partie de ce qui est mentionné plus haut consiste à se créer des habitudes de protection et à ne pas les abandonner lorsque le stress s’accumule. Même lorsque vous êtes sur le terrain et que vous travaillez à des horaires imprévisibles, il est possible de mettre en place une variété de routine simple. La recherche montre que le soutien social est probablement le principal facteur contributif à la résilience.[b] Méfiez-vous de l’isolement excessif et de toute forme d’automédication excessive, que ce soit par le biais de substances ou de surmenage. L’équilibre est la clé. 

Gérer les transitions.

Que vous soyez journaliste local ou étranger voyageant dans un autre pays, vous pouvez tout à fait avoir le sentiment que le décalage qui existe entre le privilège relatif de votre vie et les situations dans lesquelles les autres vivent rend les transitions particulièrement difficiles. 

Ces sentiments d’impuissance (de ne pas pouvoir faire plus pour mettre fin à la souffrance) et de culpabilité (de pouvoir rentrer chez eux) sont courants chez les professionnels des médias travaillant sur ce sujet. Il n’y a pas de réponses faciles à ces dilemmes, mais il y a tout intérêt à résoudre ces questions. Posez-vous peut-être cette question : « Est-ce que le fait d’être dur avec moi-même au sujet de choses que je ne peux pas contrôler contribue à aider mes sources ou à créer des travaux plus pertinents ? »  Il est difficile de compatir avec les autres si l’on ne compatit pas avec soi-même. Plus le sujet est sombre, plus il est vital de prendre de la distance et de travailler à identifier de petites choses positives qui vous confortent dans vos choix. Encore une fois, le fait de parler à des personnes qui comprennent les questions abordées peut vous aider. 

Ressources supplémentaires : Le bien-être personnel

Le Dart Center propose un guide détaillé de comment travailler avec des images traumatiques. Voir aussi ce petit conseil sur la façon de travailler avec des témoignages poignants lors d'enquêtes immersives et cette discussion sur le bien-être personnel entre des journalistes et des cinéastes qui ont travaillé sur des histoires d'abus sexuels d'enfants.  Comme indiqué à la section #1, les responsables peuvent se référer à ce guide. Cette section du site Web examine plus en détail les questions organisationnelles, notamment le rôle du soutien par les pairs.

Let's Talk : Personal Boundaries, Safety and Women in Journalism” offre des conseils aux femmes journalistes sur la manière de gérer le harcèlement sexuel ; cette fiche de conseils produite par le Dart Center pour RSF offre des conseils spécifiques de bien-être personnel pour les journalistes travaillant dans des zones de conflit. Enfin, les histoires de violence sexuelle sont souvent un aimant pour les trolls et autres acteurs malveillants en ligne, voici quelques idées sur l'auto-défense numérique.

Références: