#5.
Trois pratiques essentielles pour des entretiens plus sûrs

COMPRENDRE L’IMPACT CONTINU DU TRAUMATISME SUR LA MÉMOIRE ET LES SENTIMENTS DE SÉCURITÉ

Certaines connaissances de base sur les réactions aux traumatismes peuvent vous aider à naviguer dans des situations d'interview difficiles et à éviter les erreurs journalistiques qui en découlent.

Les interviewés risquent d'être bouleversés par le fait de revisiter des événements déchirants. La détresse en elle-même ne signifie pas que les gens ne sont pas en mesure de parler. Certaines réactions peuvent en revanche indiquer que les personnes interviewées ne se sentent plus en sécurité dans la conversation. Elles peuvent se dissocier, chercher une porte de sortie ou éprouver des réactions physiques similaires à celles ressenties au moment de l'attaque. 

Le traumatisme est une expérience bio-psycho-sociale complexe ; la détresse s’exprime de diverses façons. En tant que professionnel des médias, vous n'avez pas besoin de maîtriser la science du cerveau, mais quelques informations de base et éléments d'introduction peuvent vous aider à faire des choix mieux éclairés : 

  • savoir comment va la personne interrogée et quand elle pourrait avoir besoin d'une pause pour parler
  • savoir comment éviter des styles de questionnement qui vous font passer pour un enquêteur et qui alimentent des émotions difficiles, comme la culpabilité et la honte
  • savoir dans quelle mesure, il est raisonnable de se fier à l'exactitude de la mémoire de quelqu'un concernant un événement traumatique et comprendre pourquoi vous ne devriez pas insister sur d’éventuelles parties manquantes de son souvenir

Le viol est l’une des expériences les plus traumatisantes qu’un être humain puisse subir. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les survivants peuvent avoir des difficultés à trouver des mots pour parler de leur expérience. La honte et la peur de la réaction des autres peuvent être des facteurs importants qui empêchent de parler. En outre, le fait de parler du traumatisme peut susciter des sentiments intenses que les personnes concernées sont susceptibles de trouver trop douloureux et épuisant pour en parler. Parfois, le silence est la meilleure réponse. 

Mais souvent, les mots pour décrire les choses peuvent être difficiles à trouver pour une raison différente, liée au fonctionnement de la mémoire humaine dans les situations traumatisantes. 

Lorsqu’il est attaqué, l’humain passe en mode de survie. Les souvenirs sont toujours enregistrés, souvent même avec des détails précis, mais le cerveau ne les filtre pas nécessairement et ne les répertorie pas selon les principes de classement qu’il déploie habituellement. Au lieu de cela, il accorde la priorité à des systèmes de survie plus fondamentaux. Ainsi, il est courant que les personnes ayant été agressées sexuellement présentent des problèmes de mémoire liés au fait que celle-ci est plus fragmentée et désorganisée. On peut observer des lacunes ou des incohérences dans la chronologie qu’elles peuvent avoir des difficultés à comprendre. 

Certaines choses peuvent revenir avec une force exceptionnelle, tandis que d’autres seront masquées ou même complètement absentes, dans un premier temps au moins.[a]

Concrètement, pour vous en tant que journaliste, cela signifie que : 

  • Vous ne devriez pas vous attendre à ce qu’un survivant vous donne un compte rendu parfaitement cohérent ou logique de ce qui s’est passé. L’incohérence ne constitue en aucun cas une intention de tromper. 
  • Il serait injuste de s’attendre à ce que votre source corrige d’elle-même les divergences : elle n’est peut-être tout simplement pas en mesure de le faire. Si une chronologie précise est importante, recherchez d’autres moyens de vérifier les événements. 
  • Revenir en arrière et poser une question simple et visant à une clarification est généralement une bonne idée, à condition que ce soit fait de façon délicate. Toutefois, si vous rencontrez une lacune ou un obstacle dans la mémoire de quelqu’un, ne vous y engouffrer pas et ne cherchez pas à en tirer des informations. Ceci pourrait ramener un souvenir qui envahit l’interviewé de façon accablante [voir l’encadré ci-dessous]. 
  •  Les autres personnes avec lesquelles vous travaillez, par exemple les rédacteurs et les vérificateurs de faits, doivent également en être conscients.

Réagir à la détresse

La détresse ne se manifeste pas nécessairement comme on s’y attendrait. Vous pouvez rencontrer des gens qui semblent ne pas ressentir d’émotions et qui parlent des choses les plus terribles en adoptant un ton monotone et uniforme, ou d’autres qui relâchent la tension en riant à un moment de l’interview, ce qui peut vous sembler étrange ou déphasé. Il s’agit là de réactions naturelles, bien documentées, que les individus ont à la suite d’un traumatisme. Traitez chaque personne que vous rencontrez avec ouverture d’esprit et veillez à ne pas laisser entendre que vous pensez qu’il existe une bonne façon de répondre. 

Lorsque les personnes parlent d’événements passés, elles peuvent refaire l’expérience des mêmes émotions et des mêmes sensations physiques que celles vécues au(x) moment(s) où elles ont été attaquées. Il peut s’agir d’une émotion légère, à peine perceptible, ou au contraire d’une émotion très forte, bien au-delà de la capacité de ces personnes à supporter ces sentiments. 

Si une personne a une réaction forte, par exemple, si elle devient très agitée, se met à pleurer, etc., ralentissez les choses dans votre propre tête avant de vous précipiter à faire quoi que ce soit. Éteindre la caméra à la hâte ou interrompre l’entretien peut, involontairement, faire naître chez la personne interviewée un sentiment de honte, en laissant entendre qu’elle a tort d’avoir de tels sentiments. Faites également attention au contact physique : le fait de toucher quelqu’un peut être menaçant et déstabilisant, surtout si la personne ne s’y attendait pas. Au lieu de cela, vous pouvez : 

  • faire preuve d’un calme qui va servir de référence à l’échange
  • dire à quel point vous êtes désolé que cela leur soit arrivé
  • rappeler aux personnes qu’elles sont en sécurité, là, dans la pièce avec vous, que l’événement traumatique ne se produit pas maintenant
  • leur demander ce qui pourrait les aider à ce moment- là. Aimeraient-elles faire une pause dans l’interview ? Que font-elles habituellement lorsqu’elles se sentent comme ça ?

Quand la personne interviewée se perd dans un souvenir

La dissociation est une réaction de survie courante qui se déclenche lorsqu’une personne est victime de violences sexuelles. Lorsqu’une situation est écrasante et qu’il n’existe pas de moyen concret de s’échapper, le cerveau peut envoyer un message de blocage total et permettre à l’esprit de se séparer de la personne, comme si l’attaque ne se produisait pas vraiment. 

Le fait de raconter une expérience peut ramener les personnes vers cette impression, ce sentiment que la violence se reproduit. Il n’est pas toujours aisé d’identifier à quel moment une personne se sent en danger et est sur le point de procéder à une dissociation. Mais les individus concernés peuvent commencer à : 

  • décrocher, avoir l’air de s’endormir ou cesser de répondre aux questions
  • se plaindre d’avoir chaud ou transpirer soudainement
  • se plaindre de maux de tête ou de douleurs physiques
  • analyser la pièce à la recherche d’une issue

Katy Robjant, une psychologue clinicienne qui travaille avec des réfugiés et des survivants de CRSV en RDC et ailleurs, offre ces conseils aux journalistes sur l’attitude à adopter dans ces cas :

Faites en sorte que vos actions soient prévisibles… Il est toujours préférable de demander la permission ou de faire savoir à la personne ce que vous allez faire ensuite… Le mieux que vous puissiez faire est d’essayer rapidement de les réorienter. Le dialogue doit continuer. Posez des questions sur l’ici et le maintenant, par exemple : « Pouvez-vous me dire où vous êtes ? Pouvez-vous me décrire la pièce ? » Ces types de questions seront plus utiles que les questions générales de type « Ça va ? » [b]

Honte et crédibilité

Il est important de comprendre à quel point il est facile de ressentir de forts sentiments de honte et de culpabilité dans une conversation sur les violences sexuelles. Cela peut se produire soudainement et sembler disproportionné par rapport à ce dont on est en train de parler à un moment donné. Il n’est pas rare que les personnes se rendent responsables des choses qui leur sont arrivées alors même que celles-ci ne sauraient en aucun cas être considérées comme étant de leur faute. 

Ceci ne tient pas seulement à la psychologie de l’agression sexuelle : les victimes de viol doivent souvent faire face à des membres de la famille et de la communauté qui ne les croient pas, qui minimisent leur expérience ou qui les accusent d’être fautives d’une manière ou d’une autre. 

Il est donc extrêmement important de veiller à ne pas utiliser de mots qui pourraient impliquer sous-entendre que vous ne croyez pas la personne interrogée ou qu’elle est responsable de quelque manière que ce soit de ce qui lui est arrivé. C’est pour cette raison que les questions de type « pourquoi » peuvent être risquées. Les enquêteurs les privilégient car ce sont des questions auxquelles il est difficile de répondre et qui sous-entendent une certaine culpabilité. Par exemple, le fait de demander à quelqu’un « pourquoi étiez-vous là à ce moment-là ? » donne l’impression que l’individu interrogé n’aurait, en tout état de cause, pas dû être là. 

Les questions qui visent à obtenir des informations sur les sentiments, de type « Comment vous êtes-vous senti quand… ? » sont également à éviter, car elles peuvent raviver et alimenter des émotions complexes et volatiles. 

Veillez également à éviter de poser des questions d’approfondissement qui s’attardent sur des détails intimes ou physiques de ce qui s’est passé. 

Si un survivant est convaincu de quelque chose que vous savez être faux, ou exprime des faits avec lesquels vous n’êtes pas d’accord ou que vous avez envie de contester ses dires, demandez-vous si vous êtes vraiment la bonne personne pour le faire et à quoi cela servirait. (Parfois, les gens s’accrochent à certaines croyances comme moyen pour se défendre contre des aspects d’une expérience qui sont trop accablants pour être acceptés). 

Références: