LES IMAGES NE S’EFFACENT JAMAIS : SOYEZ PRUDENT AVEC VOS CHOIX VISUELS
Lorsque vous réalisez un reportage sur les CRSV, les choix visuels que vous faites, que ce soit en vidéo ou en photographie, sont d'une importance vitale. Plus particulièrement maintenant, à l'ère numérique, les images ont une vie bien au-delà du reportage sur lequel vous travaillez. Il est essentiel que les survivants comprennent parfaitement comment ils seront présentés visuellement et quelles en sont les implications. Vous devriez prendre en considération:
- Y a-t-il une justification solide pour divulguer l'identité des survivants, ou est-il plus sûr de les anonymiser ?
- Ont-ils donné leur consentement valable pour être photographiés ou filmés ? Comprennent-ils la portée des réseaux sociaux qui peuvent être consultés dans leur communauté ?
- Y a-t-il quelque chose dans l'image qui pourrait révéler par inadvertance leur identité ?
- Comment puis-je les impliquer dans ma création d'image afin qu'ils soient à l'aise avec le contenu final ?
- Sur le contrôle éthique de base : serais-je satisfait si moi-même ou un membre de ma famille était ainsi filmé ou photographié ?
« Permettez-moi d’être claire, les images de viols et de survivants de viols doivent être présentées et largement diffusées. Elles doivent simplement être réalisées différemment, de manière à protéger les sujets, à respecter le contexte, à ne pas perpétuer les stéréotypes et clichés et à ne pas être présentées par les entreprises de médias comme une sorte d’élixirs magiques à l’usage les survivants. » [a]
Les images sont un élément essentiel des reportages sur les conflits, y compris sur les CRSV, et peuvent être un moyen puissant de se connecter avec les lecteurs. Néanmoins, il existe un risque important de préjudice pour les survivants allant au-delà de celui résultant de l’interview en elle-même.
Les clichés visuels sont courants : ils montrent le survivant comme isolé et brutalisé, retiré de son environnement, ou se concentrent intensément sur le physique. Dans certains cas, cela peut également faire appel à une longue histoire d’images racistes datant du colonialisme et de l’esclavage. L’alphabétisation visuelle est une composante essentielle de cette démarche.
De plus, avec l’ère numérique, les images sont de plus en plus faciles à partager sur différents supports et à travers les plateformes comme les réseaux sociaux. Cela signifie que les survivants peuvent être exposés à ces images pendant des années même s’ils vivent dans des communautés éloignées. Dans les années 1990, pendant les guerres dans les Balkans, certaines femmes se sont mariées, en taisant à leur mari le viol qu’elle avaient subi. Peu d’entre elles pouvaient imaginer que des documents d’archives pourraient encore être disponibles en ligne, des décennies plus tard.
L’ère numérique favorise les reportages axés sur l’image, et la pression sur les rédacteurs et les photographes pour obtenir l’image la plus choquante et la plus accrocheuse peut être intense. Cela peut entraîner des images qui fétichisent le corps des survivants ou les identifient inutilement.
Comme nous l’avons vu précédemment dans la section #3 sur le consentement, impliquer les personnes interviewées dans les décisions concernant la façon dont elles seront représentées est une bonne pratique. Les journalistes qui ont mené l’enquête sur le viol des femmes yazidies par l’ISIS pensaient garantir l’anonymat des femmes en les photographiant à visage couvert mais, en réalité, elles étaient facilement identifiables au sein de leur communauté par leurs yeux et leurs foulards distinctifs.
Faire des choix visuels plus efficaces et plus éthiques.
Alors que les photojournalistes opèrent souvent sous la pression du bureau pour obtenir l’image la plus percutante, il est possible de faire des images de survivants de CRSV sans nuire au sujet et sans tomber dans le cliché, même lorsque le temps presse. Voici quelques questions à vous poser sur les images que vous prenez :
- Pourriez-vous partir du présupposé que toutes les images de survivants seront anonymes et qu’elles ne seront identifiées que s’il y a une bonne justification à le faire ? Pensez à en discuter en détail avec votre rédacteur avant d’arriver sur le terrain.
- Il existe de nombreuses façons puissantes et créatives de créer des images qui ne permettent pas l’identification des survivants. Il vaut mieux y réfléchir bien à l’avance. Peut-être en établissant un album numérique répertoriant des exemples de façons utilisées par les autres pour y parvenir ?
- Étant donné que le reportage porte sur le viol, réfléchissez à la façon dont vous dépeignez le corps du survivant. Sur quelle partie du corps attirez-vous l’attention et comment pouvez-vous éviter toute perception de la personne en tant qu’objet sexuel?
- Essayez de trouver un moyen d’éviter les clichés visuels suggérant que la personne est isolée ou détruite. Dans certains cas, un isolement extrême peut être la réalité du reportage, mais les personnes disposent généralement d’un contexte de soutien plus large et il est plus juste de refléter cela.
Si vous utilisez des techniques numériques pour masquer l’identité, les pixels d’origine doivent être supprimés de l’image, et pas seulement brouillés. Bien sûr, assurez-vous qu’il n’y a pas de métadonnées dans un fichier qui permettent d’identifier l’emplacement. Il est également important de réfléchir à qui pourrait être présent lorsque les images sont prises et pourquoi ? Voici quelques suggestions :
- Le sujet aimerait-il que quelqu’un soit présent avec lui ou y a-t-il des personnes qui ne devraient pas y assister ? Pour les réalisateurs de documentaires, pensez à réduire l’équipe au maximum.
- Une fois les images prises, pensez à les montrer aux survivants pour leur permettre d’exprimer s’ils sont satisfaits de la façon dont leur image a été saisie.
- Assurez-vous que les survivants comprennent que les images les concernant peuvent durer très longtemps et qu’elles peuvent être partagées sur toutes les plateformes, même dans leur propre communauté.
Existe-t-il des moyens de ne pas précipiter cette décision ? Pourriez-vous discuter de la manière dont le tournage se déroulera à l’avance et expliquer combien de temps cela prendra ? N’oubliez pas que les enfants ne peuvent jamais consentir à ce que leur identité soit partagée, qu’un adulte donne son autorisation ou non.
Photojournalisme et rédacteurs
« Je peux comprendre en quoi un photographe peut ne pas avoir toutes ces références en tête pendant qu’il est sur le terrain, mais un rédacteur, devrait sûrement et doit prendre au sérieux sa responsabilité d’être conscient du contexte historique et des préoccupations éthiques. Tout cela fait partie de l’alphabétisation visuelle . » – Nina Berman interview. [a]
Les photographes interagissent avec les survivants et prennent des décisions en termes de choix visuels. Mais ce sont les rédacteurs qui portent la responsabilité ultime des images commandées et choisies parmi un ensemble d’images, avant qu’elles soient proposées au public. Ce qui peut être approprié pour une page intérieure, où il a un sens et un contexte, peut avoir un impact tout à fait différent s’il se trouve seul sur une couverture ou un post Instagram.
Puisqu’ils ont le bénéfice de l’expertise et du temps pour penser stratégiquement loin des pressions du terrain, les rédacteurs devraient prendre en compte le langage visuel auquel une photographie peut, délibérément ou par inadvertance, se référer. Il existe une longue tradition d’images de personnes asservies, par exemple, que les photographes travaillant dans les pays en développement devraient éviter.
Les rédacteurs photos peuvent également avoir le pouvoir de prendre des décisions concernant la vie d’une image, sa licence et sa disponibilité, ainsi que la manière dont elle est utilisée sur les réseaux sociaux.
En tant que rédacteur, vous travaillez peut-être avec des collègues de longue date ou vous commandez des pigistes que vous n’avez jamais rencontrés. Prendre le temps d’une brève conversation de 10 minutes sur les limites, le consentement éclairé et l’anonymat peut faire une énorme différence. Voici quelques éléments à prendre en compte :
- Avez-vous eu une conversation appropriée avec les photographes afin que chacun sache clairement ce qu’implique réellement l’obtention du consentement ? [Voir #3]
- Les survivants ont-ils vraiment besoin d’être identifiés ? Quels traitements visuels fonctionneraient pour vous, tout en préservant l’anonymat ?
- Les légendes font partie du reportage et, tout comme les images, elles ne doivent pas fétichiser ou stigmatiser la personne
- Pouvez-vous fixer une limite d’utilisation dans le temps aux images de survivants de CRSV ? Pouvez-vous en faire des objets à usage unique, qui ne soient pas vendus aux agences ?
- Comment les images sont-elles utilisées sur les réseaux sociaux ? Avez-vous besoin de montrer le visage ou le corps d’un survivant sur Instagram, par exemple, ou existe-t-il un autre moyen de promouvoir leur histoire qui ne laisserait pas un seul survivant en endosser toute la charge de cette histoire ?
Références:
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Nina Berman est une photographe documentaliste qui a couvert les conflits en Bosnie et en Afghanistan. Elle a contribué à la recherche pour ce projet et a écrit sur l'éthique de la photographie dans les conflits et en temps de paix. Elle est professeur de journalisme à l'Université de Columbia. Pour en savoir plus, voir : https://dartcenter.org/resources/visual-choices-covering-sexual-violence-conflict-zones