#2.
Trois questions fondamentales

DEVONS-NOUS INTERVIEWER CETTE PERSONNE, À CE MOMENT ET À CET ENDROIT ?

L'évaluation de la sécurité de la source est de la responsabilité des journalistes à tous les nivea​ux, le journaliste sur le terrain, le rédacteur en salle de rédaction et les collègues qui suivent le même sujet.

Lorsqu'ils couvrent les CRSV, les journalistes doivent effectuer une évaluation des risques sur la sécurité de leurs sources, tout comme ils le font pour eux-mêmes. Les questions fondamentales à se poser sur la diligence requise sont les suivantes : 

  • Ai-je suffisamment de temps pour mener correctement cet entretien ? Ces conversations ne doivent pas être précipitées. Si ce n'est pas le cas, comment pourrais-je faire différemment pour éviter de causer du tort ?
  • Cet environnement est-il sûr ? Qui est dans la pièce et qui ne devrait pas y être ? Est-ce que je comprends suffisamment bien les dynamiques de pouvoir pour être en mesure d'évaluer les conséquences potentielles pour ma source ? Y a-t-il un sentiment de contrainte ?
  • Cette personne est-elle la bonne personne à qui parler ? Est-ce qu'elle/qu'il/qu'ils est/sont suffisamment stable(s) émotionnellement, à ce moment, pour avoir cette conversation ? Si ce n'est pas le cas, qui pourrait l'être ? 

Il est possible que vous ayez dû faire un long voyage, en prenant d'importants risques personnels, mais parfois, l'éthique de la situation peut exiger l'adoption d'un nouveau plan. Les rédacteurs ainsi que les personnes sur le terrain doivent en assumer la responsabilité. Une conversation serait-elle utile ? 

Ai-je assez de temps pour faire ça ?

Les journalistes travaillent dans des conditions de contrainte temporelle intense. Toutefois pour vous entretenir avec un survivant de CRSV en étant sensible à ses traumatismes, vous devez prévoir suffisamment de temps. 

  • Vous devez pouvoir prendre le temps de vous entretenir avec le survivant. 
  • Si vous n’avez pas assez de temps, pouvez-vous réorganiser votre journée ? 
  • Pouvez-vous mener l’entretien différemment, par exemple, en posant des questions factuelles plutôt que de pousser le survivant à raconter les détails d’une expérience traumatisante. 
  • Devriez-vous parler à une source fiable qui n’a pas elle-même été directement exposée ?

Ce type de planification peut impliquer des personnes autres que vous et le survivant. Si l’entretien est organisé par un intermédiaire comme une ONG ou un groupe local d’anciens, parlez-leur du temps dont vous disposerez pour planifier votre approche en conséquence.

Vous devez, également, évidemment, impliquer les survivants dans cette planification autant que possible. Si votre propre emploi du temps est flexible, demandez-leur à l’avance s’il y a un moment particulièrement propice pour parler, et à quel moment ils sont susceptibles d’avoir le plus d’énergie pour mener une conversation qui pourrait être épuisante. Le fait de redonner de la flexibilité aux sources est un moyen simple mais très efficace de leur donner l’impression d’avoir un certain contrôle sur le partage de leur histoire.

Est ce un endroit sûr pour une interview ?

Vous avez probablement l’habitude de penser à la sécurité physique des zones dans lesquelles vous travaillez. Mais lorsqu’il s’agit d’interroger un survivant, vous devriez pousser cette réflexion plus loin encore. Commencez par vous poser quelques questions simples, de type Qui est dans la pièce et Pourquoi :

  • Y a-t-il des anciens de la communauté, des figures d’autorité ou des gens armés ?
  • Y a-t-il des personnes qui font partie de réseaux connectés aux auteurs ? 
  • Y a-t-il quelqu’un qui n’a pas besoin d’être là ?

Même si les auteurs des violences ne sont pas dans la pièce, vivent-ils toujours dans la communauté et pourraient-ils entendre parler de l’entretien ? Le lieu est-il discret et que pouvez-vous faire pour éviter que les survivants soient stigmatisés par leur communauté ou les membres de leur famille… ? 

Ne ramenez pas les personnes interviewées dans les lieux où les événements se sont déroulés à moins que vous ne sachiez vraiment ce que vous faites. Cela pourrait déclencher des réactions traumatiques intenses. 

Bien qu’il puisse être difficile d’arbitrer ce genre de situation, rappelez-vous que vous êtes celui qui est aux commandes de l’interview, et que si celui-ci semble être mené sous la contrainte, ou comporte un risque potentiel de mettre le survivant en danger, vous ne devriez pas le faire. Les rédacteurs ont également un rôle à jouer ici, car la pression de la salle de rédaction peut peser sur l’esprit d’un journaliste confronté à un défi éthique.

Il peut également y avoir des personnes présentes, que vous avez amenées avec vous :

  • Si vous diffusez vos images, vous est-il possible de réduire au strict minimum l’équipe qui vous accompagne ?
  • Si vous travaillez avec un photographe, lui est-il possible de prendre les photos séparément ou après l’interview, afin que le survivant ne soit pas photographié en même temps qu’il parle d’événements traumatisants ?
  • Si vous travaillez avec un interprète, est-ce la bonne personne pour ce travail ? Comprend-il les questions abordées et les sujets lui ont-ils été présentés lors d’un entretien orienté sur les traumatismes ? 
  • Le survivant se sent-il à l’aise pour parler alors que des personnes du sexe opposé sont présentes dans la pièce ? Il n’est pas nécessairement exigé que des femmes interviewent les femmes, ni que des hommes interviewent les hommes, mais c’est une question à prendre en considération. 
  • Quelle que soit la sensibilité d’un intervieweur masculin, dans la majorité des cas, une femme victime se sentira probablement plus en sécurité en étant interviewée par une femme ; si ce n’est pas possible, faites en sorte qu’une collègue puisse être présente.
  • Aussi sensible que soit un enquêteur masculin, dans la majorité des cas, une femme victime se sentira probablement plus en sécurité si elle est interrogée par une autre femme ; si cela n’est pas possible, une collègue féminine doit être présente. Dans la mesure du possible, demandez au survivant ce qui le mettrait le plus à l’aise. Y-a-t-il quelqu’un qu’il souhaiterait avoir sur place, comme un parent ou un ami de confiance ? Si vous interrogez un mineur, son tuteur doit toujours être présent. (Interviewer des enfants et des jeunes sur la violence sexuelle requiert des compétences spécifiques et une diligence supplémentaire. Demandez-vous si c’est vraiment quelque chose que vous devriez faire.)

Est-ce la bonne personne à interviewer ?

Posez vous ces questions simples :

  • Avez-vous besoin de cette interview, apporte-t-elle quelque chose, ou avez-vous déjà suffisamment de matière ?
  • Sont-ils en mesure de comprendre ce qu’on leur demande ? 
  • Y a-t-il des attentes cachées ? Attendent-ils de leur conversation avec vous des résultats qui ne sont pas réalistes ?

Souvent, dans les contextes de conflit ou d’après-conflit, les ONG travaillant sur le terrain sont le point d’accès des journalistes, et ce peut-être elles qui organisent pour vous les échanges avec les survivants de violences sexuelles. Vous pouvez vous retrouver dans une situation où l’ONG va planifier un programme chargé de rencontres et d’interviews avec les journalistes pour une même personne ou un même petit groupe de personnes. Le fait de répéter encore et encore leur récit dans un court laps de temps peut être très pénible pour des personnes ayant subi un traumatisme. Cela peut également avoir des répercussions juridiques pour le survivant puisque si les différents entretiens qu’il a donnés se contredisent légèrement, cela peut potentiellement compromettre ses chances de demander réparation par la suite. [voir box dans la section #3] 

Compte tenu de la contrainte de temps sous laquelle les journalistes exercent, il est facile de se laisser aller à suivre les recommandations des ONG. Mais cela vaut la peine d’avoir une conversation sur les exigences imposées aux survivants que vous interviewez. Cela peut être aussi simple que de demander combien de fois ils ont été interviewés. Faites également preuve de créativité : si vous voyagez en groupe de journalistes, est-il possible de mettre en commun certaines parties de vos recherches, de sorte que le survivant n’ait à partager son récit qu’une seule fois ?

En 2019, interrogé par la Columbia Journalism Review, Skye Wheeler de Human Rights Watch donnait son avis sur les pratiques journalistiques et de recherche qui lui semblaient contraires à l’éthique dans l’exercice de ce travail auprès de survivants de violences sexuelles dans les camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh : 

« Sans l’ombre d’un doute, nous pouvons regarder en arrière et affirmer que les choses ne se sont pas bien passées. Les personnes ont été réinterviewées à de trop nombreuses reprises. » [a]

Un élément clé, qui peut être difficile à évaluer, est de savoir si une personne se sent suffisamment stable psychologiquement pour donner une interview. Si une personne connaît des niveaux de détresse particulièrement élevés, par exemple dans les suites immédiates d’un incident traumatique, il se peut qu’elle ne le soit pas. N’oubliez pas que la violence sexuelle à l’encontre des femmes se produit de manière isolée. Une survivante peut avoir récemment subi d’autres types de violence, perdu des membres de sa famille ou avoir été déplacée.

Il peut être intimidant de penser à évaluer la sécurité émotionnelle et physique de votre source, ainsi que la vôtre. La solution est souvent d’impliquer les personnes de façon plus globale dans le choix du contenu de l’interview et de leur donner un certain contrôle sur la façon dont celui-ci se déroulera. Bon nombre de ces questions se chevauchent avec la question du consentement, nous nous pencherons davantage sur ce sujet dans la section #3.

Stigmatisation et erreurs commises dans le travail de journalisme

Demandez-vous si le fait d’approcher quelqu’un risque de compromettre sa sécurité et sa vie privée. Dans certaines sociétés, le simple fait d’être soupçonné d’avoir été violé peut conduire à l’humiliation, à l’ostracisation et même à de nouvelles violences. 

Voici un exemple irakien de la façon dont les choses peuvent mal tourner lorsque les journalistes ne sont pas pleinement informés du contexte. 

Johanna Foster et Sherizaan Minwalla ont exploré à travers une série de 26 interviews les perceptions des femmes yézidies sur la nature et l’impact des reportages médiatiques sur les femmes et les filles ayant survécu à la captivité, au viol et à la traite sexuelle par Daech. Elles ont exposé leurs conclusions dans un document de recherche datant de 2018. [b] En voici quelques extraits :

« Comme beaucoup de femmes à travers le monde, les femmes yézidies sont confrontées au dilemme sexiste familier de devoir faire passer les besoins de la communauté avant les leurs. 

« Plus précisément, elles ont été confrontées à la décision de se sacrifier en offrant leurs histoires traumatisantes au monde, malgré les risques personnels physiques, les risques pour leur réputation et les risques émotionnels. En effet, les femmes yézidies ont été directement encouragées à le faire par les hommes yézidis, en l’absence de toute preuve concrète… [leur] assurant qu’elles ne seraient pas stigmatisées pour avoir perdu leur honneur ou maltraitées ou rejetées par leur famille et leur communauté, en particulier sur le long terme. »

L’une des femmes yézidies interrogées a déclaré :

« Au début, quand je suis revenue [de l’État islamique], un comité est venu avec un enregistreur et m’a dit qu’ils allaient enregistrer mon récit, et j’ai refusé alors ils sont allés voir mon beau-frère et lui ont dit : ‘elle ne veut pas nous parler.’

« D’autres contraintes venaient s’ajouter à cela : les femmes yézidies vivaient dans des camps desquels elles étaient dépendantes, et elles se sentaient redevables ou obligées de satisfaire les demandes des prestataires de services humanitaires, du personnel des camps et des journalistes, qui ont tous exercé une pression supplémentaire sur les survivantes pour qu’elles racontent leur histoire. »

La couverture journalistique du sujet est venue renforcer la probabilité de stigmatisation, avec des articles faisant les unes de  journaux à sensations, du type : « Une femme yézidie détenue comme esclave sexuelle pendant trois mois par l’Etat islamique et violée en groupe évoque ses horribles souffrances », « L’Etat islamique vend des filles esclaves sexuelles « au prix d’un paquet de cigarettes » et « Les femmes yézidies subissent des opérations de « restauration de la virginité » après avoir été violées par Daech.» 

Ressources supplémentaires : sécurité​

Il existe plusieurs guides sur la sécurité des missions dangereuses publiés par des organisations de soutien et de protection des médias. Nous vous recommandons de commencer par les aperçus fournis par le CPJ (Comité pour la protection des journalistes), l'Alliance ACOS et le Rory Peck Trust (adaptés aux freelances), mais il existe de nombreuses autres ressources pertinentes. (Ces mêmes organisations peuvent également vous conseiller sur l'accès à la formation et à d'autres types de soutien). 

Safe and Secure de la Doc Society est conçu pour les cinéastes. Outre des conseils sur la sécurité physique, il offre des précieuses recommandations qui seront utiles à tout journaliste sur la protection des membres de l'équipe et des collaborateurs contre les menaces de sécurité juridique et numérique, deux aspects cruciaux qui sont souvent négligés. Le réseau Global Investigative Journalism propose également une page de ressources détaillées

Si vous êtes rédacteur en chef ou responsable, n'oubliez pas de consulter l'outil d'évaluation de la sécurité de l'ACOS destiné aux organes de presse et le guide du Dart Centre sur le travail avec des pigistes exposés à des traumatismes. Frank Smyth, du CPJ, a rédigé cet aperçu qui traite des risques encourus par les journalistes lorsqu'ils couvrent la violence sexuelle et sexiste.

Références: